INTERVIEW

Entretien avec M.HELMUT KULITZ, Ambassadeur Chef de la Délégation de l’UE au Gabon

HELMUT KULITZ :

Nous espérons que nos partenaires gabonais reviennent à la table de négociation.

2018, l’actualité est marquée par le retour effectif du Président Ali Bongo sur la scène politique nationale.Une période charnière pour le Gabon qui s’annonce décisive . Dans une Interview exclusive qu’il a accordée au Journal CI à la veille de son départ, S.E HELMUT KULITZ, Ambassadeur de l’Union Européenne au Gabon , pour la Guinée Équatoriale et à Sao Tomé et Principe, appelle à la relance du dialogue politique UE-GABON suspendu depuis plus de 18 mois. 

Arrivé au Gabon le 27 novembre 2015, les rapports entre le Chef de la mission de l’UE et les autorités gabonaises s’étaient très vite refroidis à la la suite de la publication du rapport de la Mission d’Observation Électorale MOE -UE sur les élections présidentielles de 2016.

Ce diplomate aguerri s’exprime également sans détour sur plusieurs questions d’importance pour les relations UE-AFRIQUE au lendemain des élections parlementaires auxquelles ont massivement participé les européens pour préserver leur avenir commun. Il répond aux questions du journaliste Brice NDONG pour C.I.

CI: Quel bilan faites-vous de votre action au terme d’une mission de trois ans?

HK: Le bilan est globalement positif mais en partie mitigé. Notre volet régional en collaboration avec la CEEAC ( Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale) et la CEMAC ( Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale) a produit de très bons résultats dans quelques domaines et dans d’autres,il reste encore du travail à faire. De manière générale, notre action régionale se focalise sur trois secteurs à savoir : l’Environnement, la Paix et la Sécurité, l’intégration économique et commerciale.

A titre illustratif , je citerai le programme ECOFAC6 pour la préservation de la biodiversité et de l’environnement en Afrique centrale. Ce programme régional fiancé par l’UE à hauteur de 88 millions d’Euros pour la période avril 2017-avril 2022 et couvrant le Cameroun, la RDC, le Congo, la RCA, le Tchad, Sao Tomé et Principe et le Gabon a des conséquences directes sur la vie des populations et favorise une forte implication de leur part dans la gestion intégrée des ressources naturelles.

Prenez comme exemple le conflit Homme -Faune , un des points sensibles que l’UE avec son partenaire gabonais l’ANPN ( Agence Nationale des Parcs Nationaux) souhaitent s’investir en finançant la construction de barrières électriques empêchant aux éléphants d’accéder aux plantations. C’est le cas au village KAZAMABIKA dans la Lopé où les habitants m’ont fait part de leur soulagement d’avoir du répit depuis que l’UE a financé la mise en place d’une barrière électrique.

A ce jour, 11 barrières sur une vingtaine prévues ont été érigées à différents points des aires protégées. Financer les activités génératrices de revenus des villageois fait également partie de notre appui pour les aider à devenir plus autonomes. C’est un seul exemple sur tout un éventail de programmes, projets et interventions au plan régional.

Je précise que les interventions de l’UE se font à plusieurs niveaux. Au niveau bilatérale avec les pays concernés, au niveau régional avec la CEEAC et la CEMAC et bien entendu au niveau continental où nous avons des programmes de coopération et d’appui avec l’Union Africaine (UA), comme c’est la cas dans le cadre de l’architecte africaine pour la Paix et la Sécurité.

Enfin , n’oublions pas que l’UE avec ses États membres est un des plus grands bailleurs des institutions financières en l’occurrence la Banque Mondiale ou la Banque Africaine de Développement (BAD), et des opérations des Nations-Unies. Dans leur ensemble, toutes ces actions devraient s’emboîter et se renforcer mutuellement.

Tout cela se fait dans le cadre de la nouvelle Alliance Afrique -Europe lancée par le Président Jean Claude JONCKER en septembre 2018 et dans l’esprit des Objectifs de Développement Durable adaptés par la Communauté Internationale en 2015. Dans leur ensemble, l’UE et ses États membres sont de loin des plus grands contributeurs à l’Aide Publique au Développement ( APU , ” ODA” en anglais), et plus de la moitié de ces montants est dédiée à l’Afrique. Je voudrais également rappeler que les interventions de l’UE se font en tant que subventions gratuites non remboursables. J’insiste sur ce point parce qu’il règne parfois une certaine confusion entre subventions c’est à dire Dons et Prêts qui sont bien sûr remboursables avec intérêts. Puis entre prêts concessionnaires et prêts commerciaux aux taux d’intérêts commerciaux . Et encore entre Appui Public au Développement et simple activité économique et commerciale.

CI : Dans le volet politique internationale, parmi les nombreux sujets importants qui marquent l’actualité mondiale , je voudrais choisir une thématique qui est particulièrement saillante pour l’Europe et l’Afrique: l’immigration. Dans notre dernière parution, un de vos collègues diplomate africain au Gabon a constaté que l’arrivée massive et sans contrôle des réfugiés africains en Europe… résulte d’une intervention irresponsable des pays occidentaux dans les affaires intérieures de nos États souverains afin de les déstabiliser et d’imposer un changement des régimes mal intentionnés. Partagez-vous cet avis?

HK: Bien sûr que non. J’ai lu cela avec étonnement parce que l’analyse des causes des migrations dans cette interview est , à mon avis, correcte: Motifs personnels, manque de perspectives économiques, persécutions politiques ou sur base d’ethnie, de religion – instabilité voir guerre civile dans les pays d’origine, périls environnementaux suite aux changements climatiques ,ect..Mais la conclusion très surprenante est celle que vous avez citée. Je pense que c’est plutôt un constat idéologique qu’une description de la réalité.

CI: C’est quoi la réalité alors ?

HK: La question des migrations aujourd’hui concerne tout le monde pour des raisons diverses. Pourtant avec la croissance démographique, les inégalités économiques, la raréfaction de ressources et les nombreuses crises qui règnent dans le monde aujourd’hui, ce phénomène a pris une ampleur sans précédent. Il est d’autant plus important que tout le monde coopère à l’échelle mondiale car, avec près de 70 millions de personnes déplacées selon le UNHCR dont 25 millions de réfugiés, il s’agit effectivement d’un défi humanitaire élémentaire…

En Europe , nous nous sommes dotés d’instruments et d’approches multiformes pour répondre à ce défi . A travers des décennies, nous avons complété et adapté ces instruments aux réalités d’aujourd’hui.

Concernant l’Afrique l’instrument le plus récent est celui du Plan d’Action de la Valette adopté en 2015. Fruit d’un sommet conjoint de leaders africains et européens, il est basé sur cinq piliers : Lutter contre les causes profondes des migrations ;  sauver les vies et protéger les migrants ; prévenir et lutter contre la traite d’êtres humains et notamment les passeurs ; créer des canaux pour une migration et mobilité légale ; et assister dans le rapatriement et la réinsertion des migrants qui rentrent dans leur pays d’origine.

CI: Qu’est-ce qui s’est fait concrètement dans la mise en œuvre de ce plan d’action ?

HK: Nous avons créé en 2015 un Fonds judiciaire doté de 5 milliards d’euros pour la stabilité et la lutte contre les causes profondes des migrations irrégulières en Afrique. 26 États africains en sont les bénéficiaires notamment dans la création d’emplois et le développement économique avec un accent particulier sur les femmes et les jeunes. Au niveau académique, notre programme ERASMUS+ permet aux étudiants et universitaires africains de passer un séjour complètement légal en Europe et vice versa. Entre 2015 et 2017, 10.000 étudiants et scientifiques africains ont bénéficié de ce programme avec une bourse d’études octroyée par l’Europe.Finalement au niveau de l’assistance humanitaire aux migrants et leur sécurité, ces deux aspects restent bien entendu primordiaux et nécessitent tous nos efforts.

CI: l’Europe est -elle à la hauteur de ce défi mondial ?

HK:  Les migrations sont un des grands défis mondiaux aujourd’hui et pour l’Europe qui pendant sa longue histoire était toujours destination mais aussi lieu de départ pour les migrants, ce défi est primordial.Est-ce que cela est compliqué y compris pour les sociétés qui acceptent les migrants ? Bien sûr ! Est-ce qu’il y a des tendances périlleuses comme la xénophobie et le rejet des réfugiés ? Oui , malheureusement. Tout cela peut être vu comme un test si non notre civilisation au 21e siècle est à la hauteur des défis mondiaux dans ce domaine et encore dans d’autres. A mon avis , il n’y a pas d’alternative que la Coopération totale entre les parties prenantes dans leur ensemble pour gérer et maîtriser ces situations.

Situation Politique du Gabon 

CI: Abordons la situation politique du Gabon et ses relations bilatérales avec l’UE. Depuis la publication en décembre 2016 du rapport de la Mission d’Observation Électorale ( MOE) sur l’élection présidentielle de 2016, la coopération entre l’UE et le Gabon est bloquée. Quelles sont aujourd’hui vos rapports avec les autorités gabonaises ?

HK: Je voudrais préciser que la MOE ( Mission autonome de l’UE vis-à-vis de la Délégation de l’UE au Gabon) a été invitée.par le gouvernement gabonais pour l’observation électorale lors de la présidentielle de 2016. Cet exercice, financé par l’UE a ainsi été régi localement par un accord dûment signé entre le Gabon et l’UE et qui a abouti à l’issue des élections aux conclusions du rapport public de la MOE . Pour ce qui est du dialogue que vous évoquez, il faut savoir que les relations entre les pays signataires de L’accord de Cotonou et l’UE sont dûment règlementées pour encadrer la bonne marche de la coopération bilatérale. Pour cela , il existe le cadre du dialogue politique général mené de façon régulière sur une panoplie de sujets. Au delà, il existe le format du Dialogue Politique Intensifié (DPI) qui porte notamment sur les thématiques Droits de l’Homme, principes démocratiques et état de droit. Suite aux élections présidentielles de 2016 et observations de la MOE , l’UE a en effet activé ce mécanisme.

CI: Quel rôle devait jouer le DPI? 

HK: Le DPI devait permettre le cas échéant de discuter des interrogations qui existent dans les domaines susmentionnés , clarifier les positions, identifier les points de divergence de vues. Or, a notre regret le DPI qui a été déclenché à la demande de l’UE fin 2016 a été suspendu par nos interlocuteurs gabonais en octobre 2017 alors qu’il en était à sa 3eme session sur les droits de l’homme. Rappelons que l’Accord de Cotonou est un document de droit de droit international ratifié par le parlement gabonais qui est aussi a la base des transferts financiers de l’UE en faveur du Gabon. Aussi n’avons nous pas d’autre choix que de demander la relance de ce dialogue, partie intégrale de l’accord de Cotonou mais mis en veille depuis 18 mois maintenant. Dans cette optique, ” nous espérons que nos partenaires gabonais reviennent à la table de négociation car la situation actuelle ne sert à personne” .

CI:  Pour faciliter ce dialogue, l’Opposition réclame la libération des prisonniers politiques et l’ouverture d’une enquête sur les violences post électorales. Ce que le pouvoir réfute. Que fait la communauté internationale ?

HK:  Le respect des Droits de l’Homme est une thématique clé au centre des enjeux de bonne gouvernance et de démocratie qui sont pour leur part à la base de tout développement durable. Hélas, nous ne pouvons que constater qu’il existe en effet des interrogations sur la protection et la réalisation de droits de l’homme au Gabon comme l’ont constaté la MOE mais aussi nombre d’acteurs nationaux et internationaux en l’occurrence la CPI. Les détentions prolongées sans procédure judiciaire sont une de ces préoccupations. 

CI: Une enquête sur les violations post-électorales comme l’exige l’opposition vous paraît un préalable à ce dialogue ?

HK:  Oui,  une enquête sur les violences post-électorales et les allégations de disparitions , fosses communes, etc nous auraient paru la bonne piste tout a fait normale qui aurait pu écarter ces soucis ou le cas échéant, établir la responsabilité pour tel ou tel acte. Je rappelle que le CPI , nonobstant sa décision le 21 septembre 2018 de ne pas ouvrir une enquête dans la violence post-électorale de 2016 , faute de conditions juridiques réunies, a pourtant insisté que ” cette conclusion ne saurait en aucun cas masquer la gravité des actes de violence et des violations des droits de l’homme qui semblent avoir été commis au Gabon lors de la crise post électorale” .

Nous avons noté qu’une commission pour cet objectif a été créée en décembre 2016 par arrêté du Premier Ministre N°1409/PM mais nous n’avons pas de connaissance d’un résultat concret.Pour cette raison, lors des dernières sessions du Conseil des Droits de l’Homme des Nations -unies à Genève, l’UE a exprimé sa préoccupation suite à certaines détentions depuis 2016 à ce jour. Nous avons également exprimé notre inquiétude par rapport à une restriction de certaines libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression et de rassemblement. Pour ce qui est des détentions prolongées, nous sommes encouragés du fait qu’il y ait eu quelques signes positifs ces derniers temps dans le sens que la justice a entamé ses procédures comme l’exige la loi gabonaise. Pour l’heure, l’UE continue de réitérer sa constante disponibilité auprès du Gouvernement pour aborder ces questions ensemble en conformité avec les conventions de coopération en vigueur et dans le souhait partagé de voir le Gabon émerger comme un pays fort , stable et uni.

CI:  Votre conclusion ?

HK: Je ne saurais clore mes propos sans mentionner que je retiendrai du Gabon les aspirations du peuple gabonais et notamment de sa jeunesse, ô combien talentueuse et soucieuse de faire valoir ses talents a l’édification d’une nation démocratique, libre et prospère. Dans ce sens , l’émergence d’un pays et la réalisation de son grand potentiel ou la jeunesse pourra s’accomplir a la hauteur de ses potentialités restent notre objectif principal.

Propos recueillis par Brice NDONG.@noebricendongyahoo-fr

L’Ambassadeur HELMUT KULITZ a quitté le Gabon en 2019 quatre ans après l’élection présidentielle de 2016. Il a livré sa dernière interview à CI Hors Série de Juin -Juillet 2019. C’est la Portugaise Rosario BENTO PAîS qui a va lui succéder à la tête de la mission de l’UE pour relancer la Coopération entre l’UE et le Gabon.