Entretien exclusif avec M.François LOUNCENY FALL, Représentant Spécial du Secrétaire Général de l’ONU pour l’Afrique Centrale.
Le Guinéen François LOUNCENY FALL a été nommé en 2016 comme Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies pour l’Afrique Centrale, Chef du bureau de l’UNOCA dont le siège se trouve à Libreville. Dans un entretien exclusif accordé au journal Coopération Internationale, le diplomate onusien évoque les différentes crises politiques qui secouent la région d’Afrique Centrale. Entretien réalisé par Brice NDONG pour CI.
CI: En 2009, Ban ki Moon, ancien Secrétaire Général de l’ONU avait convaincu le Conseil de Sécurité de mettre en lance un bureau régional en Afrique centrale UNOCA. Ce bureau a vu le jour en décembre 2011 à Libreville (Gabon). Depuis cette date, trois Représentants Spéciaux se sont succédés, le Tchadien Abou Moussa ( 2011-2014), le Sénégalais Abdoulaye Bathily(2014-2016) et vous-mêmes qui avez pris vos fonctions le 1er Novembre 2016 dans une sous région en pleine crise post électorale. Quels sont été vos chantiers prioritaires ces deux dernières années?
LOUNCENY Fall (L.Fall): j’ai pris mes fonctions dans un contexte de crise post électorale dans plusieurs pays de la sous région. Il y avait d’abord le Gabon qui sortait d’une élection présidentielle très difficile. Le Président Ali Bongo Ondimba avait lancé l’idée d’un dialogue politique inclusif à l’endroit de tous les acteurs politiques et nous nous sommes toute de suite investi car, aux Nations – Unies nous considérons que le dialogue est la meilleure voie pour résoudre les problèmes. C’était une occasion pour la classe politique gabonaise de discuter de toutes les questions relatives à l’élection présidentielle et de contribuer à la mise en place des dispositifs pouvant conduire à des élections législatives apaisées. Nous avons fait usage de nos bons offices auprès des acteurs politiques.
CI: En tout , au regard de la situation actuelle, on ne peut pas dire que vous avez été écouté .
L.Fall: Malheureusement pas totalement…
CI: Pourquoi ?
L.Fall: La communauté internationale n’a pas parlé d’une même voix sur l’exigence d’un dialogue effectivement inclusif comme le souhaitait les Nations -Unies et d’autres partenaires. La réalité est que seule l’opposition a participé au dialogue et que les décisions qui y ont été prises ont été transformées en loi. Récemment, en Guinée Équatoriale, j’ai également encouragé le dialogue initié par le Président Teodoro Obiang NGUEMA Mbasogo en exprimant le vœu qu’il soit inclusif. J’ai aussi salué les mesures d’amnistie qu’il a prises en faveur des prisonniers politiques Équato-guinéens purgeant ou non leur peine. Rendre ces mesures effectives favorisera un climat de confiance entre dirigeants et acteurs socioéconomiques de la Guinée Équatoriale( amnistie totale en Guinée Équatoriale le 4 juillet 2018).Plus généralement, elles contribueront à la stabilité de la sous-région.
CI: Comment avez-vous géré ces crises dans les autres pays en l’occurrence le Congo et le Tchad ?
L.Fall: j’avoue que mes prédécesseurs avaient accompli un bon travail puisque les élections bien que difficiles n’avaient pas débouché sur des crises majeures dans les pays que vous citez. Ce qui signifie que les actions de prévention avaient porté leurs fruits. C’est l’occasion pour moi de leur rendre hommage ainsi qu’à toute la communauté internationale qui a œuvré pour que la paix soit préservée mais elle est encore fragile.En ce qui concerne particulièrement le Congo, il convient de noter que nous nous sommes impliqués dans la résolution de la crise dans la région du Pool à travers un projet qui a été lancé le 18 septembre 2018 et qui est financé à plus de 2,8 millions de dollars US dans le cadre du Fonds de consolidation de la paix des Nations-Unies.L’ONU soutient aussi le programme de Désarmement, Démobilisation et Réintégration ( DDR) visant , entre, autres, à assurer l’intégration de cette partie du territoire national et 16 millions de dollars US sont en cours de mobilisation, soit 8, 3 milliards de FCFA prévus à cet effet. Le gouvernement congolais s’est engagé à contribuer pour un montant de 2 milliards de FCFA. Les accords politiques ont été signés et nous suivons de près ce processus. Évidemment, cela demande encore plus de fonds mais l’accord politique doit être mis en œuvre pour engager d’avantage des Nations-Unies.
CI: Vous parler de stabilité de la sous-région et nous voilà au cœur du sujet. La Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale ( CEEAC) , c’est 11 États membres et 130 millions d’habitants. Nous faisons face à des problèmes politiques et de sécurité avec Boko Haram qui affectent deux régions, le Tchad et le Cameroun et Afrique centrale, le Nigeria et le Niger dans l’ouest africain. Quelles sont les actions de coopération que vous menées pour régler ces problèmes qui menacent la paix et la stabilité internationale ?
L.Fall: Boko Haram constitue en effet toujours une menace dans le bassin du Lac Tchad où ses membres commettent des attentats suicides et sont responsables d’enlèvements , d’incendies criminels, de pillages, de vols de bétail, et d’attaques contre des villages, des écoles et des positions militaires, ect.Nous sommes vivement préoccupés par cette situation. Nous soutenons les activités que déploient la Commission du bassin du Lac Tchad et la force multinationale pour sécuriser cette zone et répondre aux besoins de développement à long terme. Nos experts ont du reste contribué au développement de la stratégie régionale de stabilisation, de redressement et de résilience des zones du bassin du Lac Tchad affectées par la crise Boko Haram ainsi que son Plan d’action qui ont été adoptés en août dernier. Avec mon collègue Mohamed Ben Chambas , Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies pour l’Afrique de l’ouest et le Sahel, Chef de l’UNOWAS ( Bureau des Nations-Unies pour l’Afrique de l’ouest et le Sahel) , j’ai participé au premier Forum des gouverneurs du bassin du Lac Tchad pour la coopération régionale visant à la stabilisation, la consolidation de la paix et au développement durable qui a eu lieu du 08 au 09 mai 2018 à Maidiguru ( Nigeria) .Le but est d’intensifier l’action commune en faveur de la consolidation de la paix et la promotion du développement durable dans toute la région.
CI: Cette action commune est-elle appuyée concrètement ?
L.Fall: Absolument, je rentre d’une Conférence de haut niveau sur la région du Lac Tchad qui s’est tenue à Berlin ( Allemagne) les 3 et 4 septembre dernier au cours de laquelle les organisateurs ont annoncé une contribution de plus de 2 milliards de dollars de la part des donateurs pour venir en aide aux régions affectés.Dans le même esprit, nous avons appuyé et beaucoup travaillé avec la CEEAC qui a lancé un processus de réformes visant à accélérer l’intégration régionale et à renforcer ses mécanismes de prévention et de résolution pacifique des conflits ainsi que ses capacités administratives, politique et opérationnelles. Nous avons mis en place un cadre de coopération permettant de mener des actions conjointes et d’œuvrer de manière concertée sur des dossiers d’intérêt commun. C’est ainsi que nous avons accompagné les dynamiques ayant conduit au développement d’une stratégie de lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes légères et de petit calibre en Afrique centrale. Cette importante stratégie a été adoptée par le Comité Consultatif Permanent des Nations-Unies chargé des questions de sécurité en Afrique centrale ( UNSAC) dont l’UNOCA assure le Secrétariat. Et comme vous le savez, c’est également dans le cadre de l’UNSAC que la convention de l’Afrique Centrale pour le contrôle des armes légères et de petit calibre , de leur munitions et toutes pièces et composantes pouvant servir à leur fabrication , réparation et emballage dite Convention de Kinshasa, a été adoptée le 30 avril 2010 par onze pays signataires. Sept pays l’ont déjà ratifiée . Elle est entrée en vigueur le 8 mars 2017 . Nous travaillons avec la CEEAC et d’autres partenaires pour sensibiliser les pays qui l’ont pas encore ratifiée à le faire. Il s’agit du Burundi, Guinée Équatoriale, République Démocratique du Congo et Rwanda.
CI: La Convention de Kinshasa est-elle un espoir ?
L.Fall: En tout cas, la mise en œuvre de la Convention de Kinshasa constitue une priorité sous régionale. Elle permettra de renforcer d’avantage la confiance entre les Etats et de rassurer les populations principales victimes de ce phénomène qui constitue par ailleurs une entrave au développement durable de l’Afrique Centrale. La première conférence des Etats parties a la Convention qui a eu lieu à Yaoundé ( Cameroun) en juin dernier a permis réaffirmer cette position.
CI: Nous sommes à la veille de plusieurs élections majeures dans la région notamment au Cameroun et au Gabon. Commençons par le Cameroun qui organise les présidentielles le 07 octobre sur fond de crise sécuritaire en zone anglophone. Comment appréciez -vous les conditions du déroulement de ces élections ?
L.Fall: A notre avis , l’élection présidentielle au Cameroun se déroulera dans les conditions difficiles au regard de la crise sécuritaire dans le nord -ouest et le sud-ouest. Dans certaines parties de ces deux régions anglophones, l’insécurité persiste. Nous lançons un appel afin que tout soit mis en œuvre non seulement pour résoudre cette question par le dialogue mais aussi pour sécuriser ces zones afin que le peuple camerounais tout entier puisse élire son président dans la paix. Lors de ma récente visite au Cameroun, les membres du gouvernement et ceux d’élection Cameroun ( ELECAM) , m’ont rassuré quant aux dispositions prises pour le déroulement de cette élection sur l’ensemble du territoire.
CI: Une intervention de l’ONU au Cameroun est-elle possible ?
L.Fall: je vous dirai en toute clarté que contrairement à ce que pense l’opinion, le Cameroun n’est pas actuellement dans l’agenda du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Le Secrétaire Général des Nations-Unies a placé la prévention au centre de son mandat et elle doit être notre leitmotiv.
CI: Au cours de ce même mois d’octobre, le Gabon organise les élections locales et législatives alors que la communauté internationale est engagée dans un dialogue avec les différents protagonistes de la crise post électorale. Comment appréciez -vous la situation politique actuelle ?
L.Fall: Je dirai que le Gabon connait une situation apaisée. Naturellement il y a eu des soubresauts sociaux. Les dernières mesures prises par le gouvernement pour l’assainissement des finances publiques ont des répercussions sociales. Mais je mène des consultations régulières avec les acteurs politiques aussi bien ceux de la majorité que de l’opposition. Nous savons qu’une partie de celle ci a décidé de boycotter ces scrutins. Nous notons aussi que presque tous les partis politiques en lice sont engagés aujourd’hui dans la préparation des élections législatives et locales. Nous encourageons la classe politique à maintenir un climat de paix car, sans la paix et la stabilité, aucun développement durable n’est possible. En définitive nous encourageons les acteurs à continuer sur la voie du dialogue et de l’apaisement.
CI: Est-ce que l’un des problèmes dans la résolution de la crise post électorale au Gabon n’est pas la libération des prisonniers politiques et l’ouverture des enquêtes sur les violences post électorales ?
M.Fall: Ces questions reviennent depuis 2016. A la veille du dialogue politique annoncé par le gouvernement, nous avions encouragé l’opposition à accepter de participer à ce dialogue puisqu’il était considéré comme ” sans tabou” . Toutes ces questions auraient pu être discutées en toute franchise. Malgré l’absence d’une partie importante de l’opposition, elles ont été évoquées. Concernant les personnes privées de leur liberté, je rappelle que dans une déclaration le 1er septembre 2016, le Secrétaire Général de l’ONU avait exhorté les autorités à ” libérer immédiatement et sans conditions les détenus politiques” .Nous suivons de très près les développements sur cette situation. Nous souhaitons que s’il y a des personnes qui ont été arrêtées qu’elles puissent bénéficier d’une justice équitable. Cela est extrêmement important dans un état de droit.
CI: Selon vous est-ce que les conditions de transparence sont réunies au Gabon pour organiser les élections non contestées ?
L.Fall: Il y a quelques semaines, les représentants des partenaires internationaux, moi y compris ont rencontré le Président du Centre Gabonais des Élections ( CGE) en compagnie de ses deux Vice-présidents de la majorité et de l’opposition. Ils nous ont donné l’assurance qu’ils s’acquitteront honorablement de la mission qui leur a été confiée. Le message de la communauté internationale au CGE et à tous les autres acteurs concernés est un message d’espoir. Nous souhaitons en effet que ces élections du 06 Octobre soient crédibles et permettent de tourner la page de la crise post électorale de 2016 afin que naisse un Gabon nouveau.
CI: Le second volet de notre entretien concerne la République Centrafricaine ( RCA). Le 05 juillet dernier le Gabon a annoncé le maintien de ses troupes au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation en Centrafrique ( MINUSCA). Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?
L.FAll: Pour avoir travaillé en Centrafrique comme Représentant Spécial de 2007 à 2009, je peux mesurer la contribution exceptionnelle des Etats pour le maintien de la Paix dans ce pays avant même l’arrivée des Nations-Unies. Dans ce vaste chantier, nous savons que le Gabon a toujours été une plateforme importante parce que du temps de feu le Président Omar Bongo qui était le médiateur dans la crise Centrafricaine, le Gabon était le lieu où nous avons eu l’honneur de faire signer l’accord global pour ramener la paix dans ce pays. Donc, quand le gouvernement a annoncé le maintien de ses troupes au sein de la MINUSCA, nous l’avons accueilli avec beaucoup de soulagement. Il est souhaitable que la région soit présente et continue de travailler sur le terrain aussi bien sur le plan militaire que politique. Nous avons besoin de tous les États de l’Afrique Centrale et du soutien des partenaires régionaux et internationaux pour relever les défis qui y interpellent.
CI: Les gabonais veulent savoir ce que font réellement nos soldats en Centrafrique et qui finance cette opération. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?
L.Fall: comme vous le savez, le Gabon n’est pas le seul pays présent en Centrafrique. Nous sommes dans un pays où il y a une crise majeure avec des groupes rebelles très actifs qui occupent une bonne partie du territoire national. Il est nécessaire de protéger les populations civiles. Cela fait partie du mandat des forces des Nations-Unies de maintien de la paix. Concernant le financement, vous savez que les gouvernements contribuent ou mettent à disposition des contingents et les Nations-Unies planifient, déploient et gèrent les opérations de maintien de la paix. Il y a tout un mécanisme qui est établi pour le financement de ces troupes.
CI: Les principales raisons pour lesquelles le Gabon avait retiré ses troupes basées en RCA étaient notamment les problèmes d’équipement et les abus sexuels. Comment avez-vous résolu ces problèmes ?
L.Fall: Dans les mécanismes d’opération de maintien de la paix, il y a des conditions pour que les pays s’engagent. Concernant l’équipement militaire, il y a des standards qui sont requis et que tous les pays doivent respecter parce qu’il s’agit de missions assez lourdes. Il y a aussi des standards d’éthique. Toutes les troupes sont en Centrafrique d’abord pour protéger les populations civiles et l’ONU attend qu’elles se comportent à tout moment de façon professionnelle et disciplinée. De ce fait, les Nations-Unies ont adopté une politique de tolérance zéro en ce qui concerne les abus sexuels. Il est donc demandé aux troupes onusiennes d’être aguerries techniquement, militairement et moralement afin que ces dérives n’aient pas cours dans les opérations de maintien de la paix . Quand ce type de problèmes se pose, les personnels militaires impliqués sont signalés aux gouvernements concernés afin que des mesures soient prises si les accusations sont confirmées par les enquêtes.
Entretien publié dans le Journal Coopération Internationale N° 79 de Septembre 2018.